Si la data est reine chez le Groupe L'Oréal, Asmita Dubey l'est tout autant : la Directrice Générale Digital et Marketing (CDMO) de L'Oréal Groupe vient d'être couronnée Global Marketer of the Year. La journaliste Decca Aitkenhead, dans son entretien avec Asmita Dubey, nous révèle pourquoi.
Le jour de son 50e anniversaire, en février, Asmita Dubey s'est réveillée en se disant : "Bon, c'est un cap décisif. Qu'est-ce que tu comptes faire ensuite ?" Et quelques heures plus tard, elle apprenait qu'elle avait été nommée Global Marketer of the Year par la Fédération mondiale des annonceurs (WFA).
"Que signifie ce prix en termes de progression de carrière ? À première vue, c'est une grande marque de réussite. Je suis très fière. Mais en y réfléchissant bien…", s'interrompt-elle en laissant apparaître un sourire ironique. "Quand j'avais 13 ans, je voulais être la première ministre de l'Inde. Donc…"
De nombreux dirigeants et dirigeantes du monde entier ont de quoi envier le budget de 13,4 milliards d'euros de la CDMO. Avec 37 marques internationales de renom, comme Maybelline, Kiehl's, Kérastase et Lancôme pour n'en citer que quelques-unes, le Groupe L'Oréal, l'une des plus grandes sociétés de produits de beauté au monde, est une superpuissance du marketing qui existait déjà avant qu'Asmita Dubey ne voie le jour. Le slogan de la toute première campagne publicitaire sur des produits de beauté qu'elle a vue étant enfant était "Parce que vous le valez bien".
Statisticienne de formation, Asmita Dubey a étudié les mathématiques, l'informatique et les statistiques à l'université de Delhi, puis a obtenu un master en économie et gestion du marketing, avant de commencer sa carrière dans la publicité. "J'ai rapidement demandé à me spécialiser dans le digital", déclare-t-elle. Son patron lui a demandé pourquoi. "Pour pouvoir brasser des chiffres. Je pense que c'est mon domaine." Et elle ne s'était pas trompée.
Le prix du WFA a récompensé son rôle dans les trois années consécutives de croissance à deux chiffres du Groupe L'Oréal. "Nous avons connu des années très fructueuses." Cette période de prospérité a coïncidé avec sa nomination en 2021 au poste de CDMO de L'Oréal Groupe, mais, lorsque je le lui fais remarquer, elle réplique : "Je ne faisais pas le lien entre les deux." C'est la seule fois, dans toute notre conversation, où Asmita Dubey a poliment refusé d'extrapoler une conclusion logique à partir de données.
La data comme moteur
La mesure des données est, selon elle, la clé du succès dans un paysage média en rapide évolution, gouverné par un marketing augmenté qui combine les techniques de marketing traditionnelles et les technologies de pointe. "Tout doit être mesuré, car nous sommes dans une ère d'évolution perpétuelle. Si on ne mesure rien, on ne sait pas si on échoue ou si on réussit."
Si les responsables marketing issus d'un milieu créatif plus traditionnel peinent parfois à suivre le rythme de l'évolution des technologies, Asmita Dubey veut passer à la vitesse supérieure. "Dans un esprit typiquement mathématique, nous avons créé un indice standardisé, qui est une combinaison de vues et d'engagement", explique-t-elle, puis elle rit. "Certaines personnes se disent : 'Ces gens-là n'arrêtent jamais !' Je peux vous dire sans hésiter que nous mesurons plus que quiconque."
Je peux vous dire sans hésiter que nous mesurons plus que quiconque
Dans la vision du marketing d'Asmita Dubey, la science, la technologie et la créativité sont indissociables. "La nouvelle génération de responsables marketing doit utiliser à la fois son cerveau gauche et son cerveau droit, car la créativité et la technologie n'ont jamais été aussi interconnectées."
Elle fait allusion aux artistes 3D et CGI (spécialiste de la création d'images fixes et animées, et d'effets visuels réalisés à l'aide de logiciels d'animation et d'infographie 3D) qui ont créé les récentes campagnes de Maybelline pour du mascara et du rouge à lèvres. Dans l'une d'entre elles, une voiture semble traverser Paris en laissant derrière elle un trait de rouge à lèvres dans les rues de la ville. Une autre campagne montre une rame du métro londonien dotée de longs cils qui se font maquiller par une brosse de mascara géante.
"Nous avons été les premiers du secteur à faire cela. Nous devons toujours être à la pointe, car l'innovation fait partie intégrante de l'ADN de l'entreprise. On doit être disruptif. On doit créer la surprise. Cela signifie que nous avons besoin d'une nouvelle génération de créatrices et de créateurs qui doivent être à l'aise avec l'idéation, mais aussi avec les outils, la notion d'efficience, et la façon dont tout cela s'articule". Le conseil qu'elle donne à celles et ceux qui se lancent dans le marketing aujourd'hui ? "Entraînez les deux côtés de votre cerveau."
La beauté intègre désormais le secteur des technologies
Les technologies liées à la beauté sont au cœur de la vision d'Asmita Dubey. Le Beauty Genius de L'Oréal Paris, conseiller en beauté alimenté par l'IA, permet aux utilisatrices et utilisateurs d'essayer virtuellement la gamme de produits cosmétiques sur leur visage. Son assistant Skin Genius offre un service d'analyse diagnostique pour des soins de la peau personnalisés. "Nous comptons aujourd'hui 100 millions d'utilisatrices et utilisateurs de nos services, que nous développons sur plus de 70 sites Web de détaillants et que nous proposons également en tant que service en magasin."
Ayant grandi en Inde, puis en Chine pendant 12 ans, où elle est devenue CMO de L'Oréal Chine en 2013, puis CMO pour l'Asie-Pacifique en 2016, Asmita Dubey a été témoin de l'émergence d'une classe moyenne dans les deux plus grands marchés du monde, qui a gagné en maturité digitale. Elle a également perçu le potentiel de croissance du social commerce.
Nous devons toujours être à la pointe, car l'innovation fait partie intégrante de l'ADN de l'entreprise
"La culture traditionnelle du porte-à-porte fait de plus en plus place à WhatsApp", explique-t-elle. "Des marchés comme l'Inde et l'Amérique latine offrent donc de nombreuses perspectives. Et le commerce sur TikTok occupe une large place pour nous en Indonésie et au Viêt Nam. Nous misons donc définitivement sur le social commerce. Mais ce n'est pas le seul canal."
L’impact des médias traditionnels, souligne-t-elle, a pu être démontré par la publicité télévisée de CeraVe pendant le Superbowl en février. Dans cette publicité parodique, l'acteur Michael Cera prétend être le cerveau éponyme derrière la marque de produits de soin de la peau. En fait, "Ve" signifie MVE Technology, et "Cera" fait référence aux "céramides", et non à Michael Cera (acteur canadien). Le rayonnement de la campagne amplifié avec YouTube a généré des millions de vues et de commentaires. "On peut dire sans se tromper que nous misons sur une combinaison de canaux."
L'IA responsable nécessite une intervention humaine
Sa foi dans la poursuite du changement par la mesure des données s'étend même au développement durable. En plus de chercher des moyens de mesurer les émissions de CO2 au niveau des centres de données avec Google, le Groupe L'Oréal a également intégré un logiciel qui quantifie automatiquement l'impact carbone des campagnes digitales. Asmita Dubey explique : "En faisant cela, nous réduisons les émissions de CO2 pour des centaines et des centaines de campagnes payantes dans le monde entier."
Si les données sur les performances d'une campagne contredisent les prévisions d'Asmita Dubey, lui arrive-t-il de faire confiance à son instinct et de laisser les chiffres de côté ? "Les publicitaires testent leurs textes depuis 50 ans. Ils se posent constamment la question suivante : 'qu'est-ce que je veux changer et où est-ce que je dois prendre des risques ?' Cette question n'est pas nouvelle. Même si ces décisions sont aujourd'hui data-driven, elles ne reposent pas entièrement sur la data."
Le défi, dit-elle, est de continuer à améliorer la qualité des données. "La modélisation doit avoir lieu au niveau de la franchise. Elle doit être hebdomadaire et s'inscrire dans le long terme. Nous devons continuer à améliorer la qualité des données pour que, quand nous prenons une décision basée sur les données, ce soit une bonne décision."
On ne peut pas se contenter de dire : 'J'utilise cette crème, elle est vraiment efficace' en montrant un visage généré par l'IA. On n'utilisera pas l'IA générative pour améliorer les bénéfices des produits
L'éthique est un autre défi digital d'actualité. Pour corriger la tendance de l'IA à la discrimination raciale, par exemple, L'Oréal Groupe a travaillé avec des expert·es externes et les directives de l'UE en matière d'IA pour formuler ses sept principes de la publicité responsable, en intégrant l’IA à ces enjeux.
Elle ajoute : "Quoi que nous fassions, si cela fait appel à l'IA, cela doit passer par ce filtre. Pour commencer, il y aura toujours une intervention humaine pour contrôler la présence d'éventuelles discriminations. Deuxièmement, l'IA doit être inclusive par essence. Par exemple, notre outil de diagnostic de la peau utilise 20 000 images différentes provenant du monde entier."
Elle refuse également formellement l'utilisation d'images générées par l'IA pour illustrer les avantages d'un produit. "On ne peut pas se contenter de dire : 'J'utilise cette crème, elle est vraiment efficace' en montrant un visage généré par l'IA. On n'utilisera pas l'IA générative pour améliorer les bénéfices des produits, mais on est en train d'adopter cette technologie et on l'utilisera pour améliorer notre création de contenu."
Si ses concurrents s'avèrent moins scrupuleux, pourrait-elle, à terme, être contrainte de revoir ses principes ? "J'espère que ce sujet sera réglementé, car tout le monde pense que c'est nécessaire. Je pense que la réglementation va suivre. Mais nous continuerons à respecter nos normes. Il y a toujours eu de la concurrence, et c'est grâce à elle que nous nous portons si bien."
Promouvoir la marque auprès de la génération Z
L'Oréal Groupe est aujourd'hui le fer de lance de l'industrie de la beauté dans la course à la réalité virtuelle. L'enthousiasme des consommatrices et des consommateurs n'a pas encore atteint des sommets pour une “vie en ligne”, mais Asmita Dubey est fermement convaincue que ce n'est qu'une question de temps. Et quand ce moment viendra, la concurrence pourra constater qu'elle a déjà pris le dessus. Maybelline New York et L'Oréal Professionnel se sont associés à Ready Player Me, une plateforme d'avatars de jeux vidéo, pour proposer des services de coiffure et de maquillage aux avatars de jeux vidéo.
"Peut-être que vous voulez des cheveux violets ou rouges, et que l'occasion s'y prête. En tant que première entreprise de produits de beauté au monde en termes de revenus, nous aimerions être au service de ces formes d'expression et les encourager. C'est une question d'engagement client et de promotion de la marque auprès de la génération Z.”
Asmita Dubey a trouvé la parade lorsqu'il s'agit de répondre à la question qu'elle s'est posée à l'occasion de son 50e anniversaire : "Qu'est-ce que tu comptes faire ensuite ?" Devenir Première Ministre de l'Inde ? Elle rit.
"J'ai le temps. Je n'ai que 50 ans."
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