Avec l’accumulation et le traitement de plus en plus sophistiqué des données, le processus créatif est-il en train de changer de nature ? L’idée est-elle donnée ? Synthèse et analyse de Lucas Delattre, professeur à l’IFM, suite à la 3ème rencontre IFMxGoogle le 30 novembre 2017.
Le contexte de ce questionnement, c’est l’idée selon laquelle les machines seraient en train de devenir des formes d’« intelligences ». Comme si les machines pouvaient désormais « penser », accomplissant la promesse très ancienne du philosophe Leibniz et de son « calculus ratiocinator » (à la fin du XVIIème siècle). Il est vrai que depuis les années 1960, la science des algorithmes a fait d’énormes progrès avec des données devenues massives et une puissance de calcul démultipliée dans des proportions considérables. Comme le souligne Benjamin Simmenauer, professeur à l’IFM, « on n’apprend plus à une machine à jouer aux échecs, on lui apprend à apprendre. Le codeur et sa machine n’ont plus la même relation ». Les machines savent reconnaître, catégoriser et classer des objets ou des données à un tel degré de finesse et de rapidité que des robots sont désormais capables d’inventer des stratégies gagnantes au jeu d’échecs ou au jeu de go.
Ces évolutions ne sont pas sans conséquences sur la création. Au cinéma, la collecte intelligente de données est utilisée pour « cadrer » l’inventivité des scénaristes. Illustration avec le cas désormais classique de House of Cards, dont Netflix a décidé la production en analysant les goûts et préférences de leur base d’utilisateurs. En musique, des algorithmes peuvent composer « à la manière de… », et il arrive que les auditeurs préfèrent les morceaux écrits par la machine à ceux écrits par les artistes. L’intelligence artificielle peut-elle être créative ? Benjamin Simmenauer rappelle qu’on est loin, depuis longtemps déjà, d’une vision romantique de la création, vision selon laquelle « le créateur est un génie » et « la création ne s’apprend pas ». Bien au contraire. On sait aujourd’hui que la création, notamment en matière de mode, peut se définir comme une « dérivation », où une collection est une dérivation d’une autre qui l’a précédée. Si tel est le cas, les machines sont parfaitement capables « d'imiter, d'hybrider les choses de manière astucieuse et intelligente ».
Une machine peut être considérée comme « créative » dès lors qu’elle est composée d’un algorithme d’apprentissage, sachant reconnaître, classer les données et inventer quelque chose à partir de « datasets » (i.e. des ensembles de données) à intéressants et inédits.
Chez Nelly Rodi, « le processus créatif reste nourri par l’intuition artistique (loin du digital) mais aussi par la captation de signaux faibles, qui permettent de conforter un point de vue créatif », explique Nardjisse Ben Mebarek directrice digitale de l’agence de conseil en innovation et créativité. Un acteur comme l’agence Nelly Rodi cherche à avoir une « approche sensible » de la donnée, avec notamment des outils qui permettent de multiplier les données pertinentes pour « décrypter le comportement des consommatrices et les sociostyles ». L’agence propose de transformer des « data froides » (récupérées au moyen des réseaux sociaux via le « social listening » ou sur Google Trends), pour en faire des « data sensibles », enrichies avec des équipes marketing pour formuler des recommandations auprès des marques.
Chez Launchmetrics, agence spécialisée dans l’identification fine des influenceurs sur les réseaux sociaux, « on combine des données auprès de toutes les sources (« cross channel ») pour aider les marques à se positionner », explique Jennifer Muller, responsable des data services chez Launchmetrics. Grâce aux données, une agence comme Launchmetrics veut savoir comment « les marques peuvent chercher à impacter au plus près les influenceurs et à faire résonner une collection auprès des consommateurs ». « La donnée permet d’adapter l’offre à chaque pays, à chaque marché, mais aussi de confirmer l’intuition, après coup. » Avec ses data scientists, Launchmetrics cherche notamment à repérer des « tendances cachées » (par exemple, trouver le mannequin de demain, que l’on ne voit pas encore en pleine lumière).
Également présent lors de la table-ronde du 30 novembre 2017, le FashionLab de Dassault Systèmes entend « contextualiser la donnée produit afin de servir le consommateur de manière personnalisée, et produire à la demande ce que le consommateur « souhaite désirer ». Selon son directeur, Jérôme Bergeret, on peut désormais « produire à la demande, en local, mettre la donnée et la 3D au service de modèles économiques réinventés, avec moins de production massive à bas coût ».
Le FashionLab se définit aussi comme « un ensemble d’interfaces homme/machine pour faciliter le travail des designers », dont bénéficie notamment le créateur de mode Julien Fournié. Ce dernier dispose grâce à Dassault Systèmes d’« un outil de PLM* dans le cloud pour fédérer tous ses savoir-faire ». Langage peu ordinaire pour un créatif ! « Il y aura de la new tech et des databases dans tous les processus de création du futur », souligne Julien Fournié.
Julien Fournié tient à laisser du « jeu » dans le processus créatif. « Les Wertheimer (à la tête de la maison CHANEL, ndlr) ont choisi Karl Lagerfeld, sans database, sans influenceur, ils l'ont laissé faire et ça a plus que bien marché ». Le créateur de mode invite à « s’approprier les choses, les accidenter ou les fracturer sans suivre les influenceurs, même si ces derniers sont fournisseurs de millions de données ». À l’appui de son plaidoyer « libertaire », il cite l’exemple du lancement du parfum Angel par Thierry Mugler il y a trente ans : « personne n’y croyait et ça a été un carton ». D’où l’importance des « fractures ou accidentalités », non mesurables ou quantifiables a priori. « La database de demain devra prendre en compte ce genre de choses. » Sa conclusion : « Il ne faut pas tout bornioler ». Bornioler ? \Bɔʁ.njɔ.le\ verbe transitif du 1er groupe. Au cinéma, ce verbe signifie « obturer (les fenêtres, etc.) avec un tissu noir épais pour éliminer la lumière du soleil ».