Quand on tape la requête "Le luxe, c’est” sur Google, plusieurs termes apparaissent en suggestion de recherche : l’espace, le temps, le choix, la rareté, la liberté et la simplicité. En 2021, une nouvelle acception du luxe émerge : une dimension responsable et durable, aussi bien dans la production que dans la distribution. Nous avons demandé à deux experts, Manuel Mallen, fondateur de la marque de joaillerie éco-responsable Courbet et Isabelle Lefort, journaliste et cofondatrice du mouvement Paris Good Fashion, de nous donner leur éclairage sur l’engagement des entreprises du luxe.
L’industrie du luxe à l’aune d’une révolution des comportements, par Isabelle Lefort
Vous venez de publier un baromètre qui mesure l’engagement RSE des acteurs de l’industrie de la mode. Pouvez-vous nous expliquer en quoi le luxe a basculé vers des comportements d’achat plus responsables ?
Il existe une forme de rejet, ou de trop-plein de la consommation. Ces dernières années, le secteur de la mode, par exemple, a vu sa part de consommation globale diminuer au profit de nouveaux comportements, comme la seconde main. Cette baisse s’explique tout autant par des questions environnementales que par des questions de prix. Des marques qui n’étaient pas ou mal positionnées avant la pandémie, vont avoir beaucoup de mal à survivre à la crise. A contrario, les marques responsables, positionnées sur des niches, en circuits courts, qui s’appuient sur des matières naturelles et pré-commandes, ont été plébiscitées par les consommateurs. La tendance ne date pas de ces derniers mois, elle est née depuis plusieurs années, notamment au sein du marché chinois : lorsqu’à la suite des scandales sanitaires et de la pollution environnementale qui envahit les mégapoles, les jeunes Chinois·es ont commencé à poser des questions en caisse sur l’origine des produits, les matières, les procédés… Le pouvoir prescripteur de ce marché ultra dynamique a contribué à la prise en compte par les dirigeant·es des questions environnementales.
Comment les marques tentent-elles de répondre à ces changements de comportements ? Avez-vous des exemples d’initiatives que vous considérez particulièrement réussies ?
Au sein de Paris Good Fashion, toutes les entreprises de mode s’engagent avec nous pour accélérer la transition. LVMH y travaille depuis 1992 tout comme Kering qui en a fait un vrai sujet directeur depuis les années 2000. Hermès, Agnès B, Veja, 1083, le Slip Français… se sont eux aussi positionnés et bien que toutes ne soient pas aussi avancées, le changement est en marche. Aujourd’hui, tout le monde s’interroge et collabore pour prendre en compte la fin du cycle de vie et réduire l'empreinte carbone. Qu’il s’agisse de mesures d'impact, de formations internes ou encore de partages de bonnes pratiques, les initiatives se multiplient. C'est notamment le cas au niveau des achats avec la recherche d'un sourcing de produits plus vertueux. Petit Bateau et Lacoste font partie de ces entreprises qui œuvrent pour s'approvisionner en coton biologique. Malheureusement, la production de matières premières naturelles est sous pression. Les risques de pénurie et de fortes augmentations, sans certifications toujours imparables, rendent le sujet complexe. Toutes et tous sont convaincu·es de la nécessité d’agir collectivement.
Y-a-t-il une spécificité française dans la façon dont l'industrie du luxe prend en considération ces pratiques de consommation responsable ?
Elle est liée à la structure de son marché et de son histoire. Le législateur et le pouvoir public y sont très forts. Les nouvelles réglementations sur les invendus, les emballages ou bien encore le devoir de vigilance ont été promulgués pour faire évoluer les pratiques. Le Comité Stratégique de la mode, Savoir Faire Ensemble, les fédérations, la ville de Paris, les ministères se sont tous emparés du sujet. La France est forte d'un solide écosystème grâce à ses leaders mondiaux que sont Chanel, Kering, LVMH, Richemont, les Galeries Lafayette et des entreprises patrimoniales comme Petit Bateau ou Aigle qui impulsent une vraie dynamique de changement. Parmi les organismes agissant, on peut citer Refashion ou Le Défi qui financent un grand nombre de projets solidaires ou environnementaux grâce aux taxes et éco-contributions. Enfin, il y a les associations : la France est un grand pays d’associations et le sujet de la mode n’y échappe pas : La Ruche et Emmaüs se sont très tôt emparés de la question des déchets textiles.
Les marques responsables, positionnées sur des niches, en circuits courts, qui s’appuient sur des matières naturelles et pré-commandes, ont été plébiscitées par les consommateurs.
La réponse des marques, par Manuel Mallen
Vous avez créé Courbet, première marque 100% éco-responsable de la place Vendôme. De quels postulats êtes-vous parti pour vous lancer dans l’aventure ? Aviez-vous anticipé dès le lancement l’évolution des comportements dans le luxe ?
Au départ, nous voulions racheter une marque existante : or, ça troublait et brouillait le message. En partant de zéro, il nous était plus simple de mettre en place l'organisation et les procédés de production que nous imaginions. Le poids des habitudes est parfois trop pesant pour s'en affranchir aisément. On a choisi un mode de vente sans boutique pour éviter les surstocks. Nous ne produisons que ce que nous vendons. Notre démarche s'appuie également sur l'utilisation des outils numériques. Les rendez-vous clients peuvent se faire en visioconférence, nos certificats s'appuient sur la blockchain, on présente les bijoux grâce à la 3D... Notre univers est à la croisée entre la technologie, l’écologie, le luxe et l’artisanat. C’est ça qui nous faisait rêver.
Concrètement, pouvez-vous nous dire en quoi les bijoux Courbet sont-ils “responsables”?
Nous souhaitions lancer une marque de joaillerie moins gourmande en métaux rares, dont les procédés d’extraction ont un fort impact environnemental. L’or de nos bijoux, par exemple, provient de ce que l'on appelle les mines urbaines ; c'est-à-dire du recyclage des cartes graphiques, ordinateurs portables, smartphones, etc. Le diamant est un diamant de culture, de laboratoire. Mais nous savons que sans le bien, le beau n’est rien. Nous sommes dans cet univers du beau, de la création. Il faut d'abord être à la hauteur sur la qualité du savoir-faire pour proposer le meilleur produit en bout de chaîne.
Quel est selon vous le plus gros challenge qu’il reste à aborder pour faire évoluer définitivement l’industrie du luxe vers des pratiques plus responsables ?
Ce qui va la faire changer, ce sont les consommateurs et consommatrices : les jeunes générations vont demander des comptes et les marques vont être obligées de s’adapter. Un autre enjeu est de donner aux marques le temps de se transformer : c’est plus dur que de partir de zéro. Il faut de leur côté qu’il y ait l’envie des managers et des actionnaires. Nous avons une très grande marque de la place Vendôme qui est dans notre capital depuis le début, ce qui montre l’intérêt des plus grands groupes. Ils sont en train de prendre conscience que le luxe, c’est d’abord la qualité ; il y a un antagonisme originel avec la surproduction et la surconsommation. Le luxe est en train de sortir d’un cycle : l’industrialisation et l’intensification de la production et de l'expansion. On va revenir à ses valeurs originelles : créer du beau pour faire du bien aux gens et être exemplaire en matière environnementale.