La journaliste Decca Aitkenhead s’est entretenue avec Aude Gandon, directrice marketing mondiale (Global CMO) chez Nestlé, pour discuter de la stratégie marketing du célèbre Groupe suisse. Dans un environnement en pleine mutation où l'IA, les réseaux sociaux et l'acquisition de données sont rois, la créativité humaine conserve une place centrale dans la stratégie de la directrice marketing. Entretien.
Remporter le prix du Creative Marketer of the Year lors des Cannes Lions en 2030. C’est l’objectif fixé par Aude Gandon à ses équipes l’année dernière. Un challenge surprenant pour les collaborateurs et collaboratrices concerné·es. Car si l'entreprise suisse, âgée de 158 ans, est mondialement connue pour ses Kit Kat, Maggi et Nescafé, ses équipes marketing, elles, sont restées discrètes. « L'ambition était osée, mais c'est ce que mérite l'entreprise avec ses marques au patrimoine incroyable », déclare Aude Gandon.
Depuis qu'elle est devenue la toute première directrice marketing mondiale (Global CMO) du groupe agroalimentaire il y a près de quatre ans, la Française a entrepris une « transformation totale ». En quatre mois, elle avait élaboré une feuille de route quinquennale avec des objectifs quantifiables : 25 % de toutes les ventes réalisées en ligne, augmentation des investissements en marketing digital à hauteur de 70 %, ou encore la collecte de 400 millions de données first-party consenties d'ici 2025.
Avec plus de 2 000 marques dans 188 pays, une vision centrale claire était essentielle pour mobiliser tout le monde. « Les objectifs doivent être suffisamment ambitieux pour motiver, et suffisamment simples pour que le message se répande très vite. Il y a donc une part de calcul, mais aussi une part d'instinct et d'ambition », explique-t-elle.
L'ambition était osée, mais c'est ce que mérite l'entreprise avec ses marques au patrimoine incroyable.
Aude Gandon a travaillé dans la publicité pendant 25 ans, avant de rejoindre Google en 2015. Elle explique ce choix. « Je voulais comprendre la technologie, et je me suis dit que le mieux était d'apprendre de l'intérieur», se souvient-elle. A l’époque, les gros titres de la Presse spécialisée annonçaient la disparition du directeur marketing (CMO). « On ne parlait que du directeur du digital (CDO) », explique-t-elle. Mais lorsque je lui demande si le travail d'un·e CMO est avant tout créatif ou technique, elle n'hésite pas : « La créativité vient en premier. Absolument, à 100 %.»
La technologie, dit-elle, est comparable à la plomberie. “Elle est essentielle au sein d’une maison. Si elle ne fonctionne pas, rien ne va, mais cela reste de la tuyauterie. En revanche, ce qui compte, c’est la maison en tant que telle. C’est là où s’observent les changements de comportements des consommatrices et consommateurs, où la culture pop se comprend, où l’on fait en sorte que votre marque suscite des émotions. Si vous ne maîtrisez pas cette partie, la technologie, aussi performante soit-elle, ne pourra pas être le moteur de votre activité.”
Le marketing est désormais une industrie du divertissement
En mai dernier, elle a lancé le Creative Pulse, un nouveau programme destiné à recentrer le pouvoir de la créativité au sein de l'entreprise. Elle a invité les équipes marketing des marques Nestlé du monde entier à proposer leurs meilleures campagnes et à les soumettre à l'évaluation d'un conseil créatif composé de spécialistes marketing internes et externes. Le message clé adressé à ses marques est simple : "Vous devez passer du temps sur TikTok et YouTube, car nous devons montrer une image plus divertissante. Aujourd'hui, nous faisons partie du secteur du divertissement."
En 2020, seuls 40 % du budget marketing de Nestlé étaient consacrés au digital. Ce chiffre est aujourd'hui de 68 %, mais le contenu, souligne-t-elle, doit s'adapter aux normes esthétiques de chaque plateforme. "Je ne veux pas que les internautes aient l'impression que notre annonce arrive comme un cheveu sur la soupe", explique-t-elle. "Pour moi, il n'y a rien de pire. Et ça ne fonctionne tout simplement pas sur les réseaux sociaux. Les agences publicitaires qui tentent d'imiter les influenceurs et influenceuses ressembleront toujours à une imitation. Et lorsque vous essayez de vous faire passer pour quelqu'un d'autre, les gens le voient." Ses dépenses consacrées aux partenariats avec les influenceurs et les influenceuses en ligne "augmentent donc très rapidement".
La créativité vient en premier. Absolument, à 100 %.
Chaque marque doit soigneusement sélectionner ses influenceurs et influenceuses selon ses valeurs. "Il faut qu'il y ait de l'authenticité. Autrement, les internautes auront l'impression que ces personnes ne font ça que pour l'argent." Une fois le choix du partenaire effectué, Nestlé abandonne tout contrôle. Aude Gandon explique : "Les influenceurs créent leur contenu. Nous n'y apportons aucune modification, ce contenu reste leur propriété. C'est pour cela que nous faisons appel à leurs services."
Passe-t-elle des nuits blanches de crainte qu'un problème survienne ? Elle sourit. "Effectivement, cela m'arrive. Pour l'instant, nous touchons du bois. En tant que grande société suisse, je pense que nous jouissons d'un certain privilège : nous n'avons pas à nous précipiter sur le dernier hashtag à la mode, nous prenons notre temps."
La créativité avant tout
Les autres activités marketing de Nestlé sont créées par des agences partenaires. "À une époque, les gens disaient qu'avec l'arrivée du digital, nous n'aurions plus besoin d'agences créatives. Je ne le crois pas. Je pense sincèrement que nous aurons toujours besoin de ces agences."
Elle collabore donc toujours avec WPP et Publicis, des agences avec lesquelles Nestlé travaille depuis des dizaines d'années. Elle ne voit aucun intérêt à disposer d'une agence créative en interne. "Si vous êtes un·e excellent·e créatif ou créative, vous préférerez travailler dans une grande agence internationale plutôt que dans une entreprise."
Les agences filment toutes les ressources marketing de Nestlé dans 41 studios de production de contenus, répartis à travers le monde. En centralisant la création de contenus dans les studios qu'elle possède, l'entreprise a réduit ses coûts de moitié et peut proposer de grands projets et de grandes campagnes sur cette multitude de nouvelles plateformes, tout en maintenant le même niveau de qualité. « Ce n'est pas parce que nous sommes sur YouTube que nous ne devons pas travailler notre image, et respecter certains standards. »
Prendre l'habitude de collecter des données first party
Si YouTube peut me persuader de nourrir mon chat avec des aliments Purina, comment me convaincre d'acheter ces produits sur le site Web de Purina plutôt que sur Amazon ? Elle sourit à nouveau. "C'est une question difficile.” Le total des ventes en ligne de Nestlé a atteint les 16 %, et l’entreprise est bien partie pour atteindre son objectif concernant les données first party. Selon elle, les bénéfices de cette approche axée sur la qualité des données sont mutuels. "Vous bénéficierez d'informations plus personnalisées sur le produit adapté à votre chat", explique-t-elle. "Les entreprises ont toujours surestimé la valeur des données tierces."
Si vous êtes un·e excellent·e créatif ou créative, vous préférerez travailler dans une grande agence internationale plutôt que dans une entreprise.
"Les entreprises pourraient se contenter et se féliciter d'avoir touché X personnes. Mais si 50 % de ce public n’a aucun intérêt pour votre produit, la démarche n'a aucun intérêt. Voilà, selon moi, le fil conducteur de notre utilisation des données. Lorsque nous avons élaboré notre feuille de route, nous avons également nettoyé nos données propriétaires, car nous pensions que bon nombre d'entre elles étaient obsolètes, manquaient de pertinence et ne respectaient pas les règles de confidentialité."
"Nous en avons perdu beaucoup, mais ce n'est pas grave. Nous sommes maintenant intransigeant·es sur notre manière de collecter des données." Même dans les pays où les données tierces n'ont toujours pas été légalement abandonnées, elle ne les utilise plus. "Il faut prendre de bonnes habitudes. C’est comme se brosser les dents."
S'adapter à un nouvel environnement marketing
Pour Aude Gandon, le changement le plus important dans le paysage marketing actuel est l'IA. Elle passe désormais au moins 15 à 20 % de sa semaine de travail à réfléchir ou à en parler. Est-ce que cela la remplit d'excitation ou au contraire d'effroi ? "Les deux à la fois, mais je suis plutôt optimiste. Je pense cependant que les gouvernements doivent légiférer. Tous les nouveaux outils d'IA générative vont nous permettre de développer encore plus notre créativité et devraient aussi réduire les trajets liés à la production de contenus. C'est une bonne nouvelle pour la planète."
Le développement durable fait désormais partie intégrante du cahier des charges de la directrice marketing. Ainsi, lors de la journée que j'ai passée avec Aude Gandon au siège de Nestlé à Vevey, je l'ai vue présenter à des équipes internationales spécialisées dans le secteur du café une campagne publicitaire australienne pour les œufs FitChix. Cette annonce, qui mettait en scène des poules équipées d'un podomètre afin de prouver qu'elles étaient bien élevées en plein air, est une bonne illustration du pouvoir de l'humour en marketing. Diffuser un message sur le développement durable pose, selon elle, un double défi : dissiper les soupçons de greenwashing et, surtout, ne pas être ennuyeux. L'humour est-il l'outil de marketing le plus puissant ? "Je pense que oui."
Les entreprises ont toujours surestimé la valeur des données tierces.
Pour en revenir à l'IA, la seule chose dont elle est sûre, c'est qu’elle ne pourra jamais remplacer le génie créatif d'un être humain. "Je persiste à croire que l'intervention humaine aura toujours un rôle à jouer."
Quant à ses dépenses sur les médias digitaux, Aude Gandon ne prévoit pas de dépasser l'objectif de 70 % qu'elle s'est fixé. "Je suis convaincue que nous devons conserver un tiers des dépenses sur les médias traditionnels." Les grandes campagnes médias traditionnelles ont-elles une incidence sur les ventes ou sur la notoriété des marques ? "Les deux. Bien sûr, dans un monde digital, il y a moins de campagnes de ce type. Toutefois, je pense que tout est une question d'équilibre."
Redéfinir le rôle des directions marketing d'aujourd'hui et de demain
Aude Gandon incarne à elle seule le juste équilibre entre confiance en soi et effacement. Comment fait-elle valoir son autorité ? "J'ai toujours investi beaucoup de temps à écouter les gens." Elle pense d'ailleurs que ce n'est pas une coïncidence si la majorité des CMO d'aujourd'hui sont des femmes. "Pour moi, être une femme est un atout. Nous sommes plus à l'écoute."
Le rôle de Global CMO chez Nestlé était un défi de taille, mais l'opportunité « de faire partie de ce processus de transformation » était irrésistible. Le rôle de CMO remplace de plus en plus celui de CFO (directeur financier) comme passerelle vers le poste de PDG. Nommée pour le prix WFA Global Marketer of the Year 2023, Aude Gandon a un profil qui correspond tout à fait à ce plan de carrière. Est-ce l'objectif final ?
« Je ne dis pas que je ne voudrais pas être PDG, mais ce n'est pas dans mes plans. J'ai encore beaucoup à faire chez Nestlé. Mais si l'occasion se présentait dans la bonne entreprise, pourquoi pas ? »
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