Dans le cadre de la présentation de son nouvel ouvrage, “Thank you for Disrupting”, Jean-Marie Dru, chairman de TBWA, et président de l’UNICEF France, a pris le temps de revenir sur la notion de Disruption qu’il a déposée en 1992 (1). Loin de la vision négative que l’on associe souvent aujourd’hui à ce terme, il nous explique comment les entreprises les plus disruptives et innovantes sont amenées à créer de la valeur. Et à jouer un rôle déterminant dans les principaux défis environnementaux et sociétaux de demain.
Creative Talk #1
À l’heure des grands bouleversements sociaux et climatiques, quelle place pour l’innovation ?
“ Sur l’aspect sociétal, les entreprises peuvent aider le monde principalement de 2 façons : par l’innovation et par la RSE. Pour résoudre les crises que nous vivons, il faut des milliers d’idées, et la majeure partie de l’innovation vient de l’entreprise. L’imagination des entreprises est sans limites. Comme Conceptos Plasticos, qui transforme les sacs plastiques en briques très peu chères en Colombie, ou cette autre start-up qui extrait le CO2 de l’atmosphère pour le transformer en méthane solide, non-polluant. Le monde ne pourra changer que grâce à des milliers d’innovations comme celles-là, mais force est de constater qu’il existe aujourd’hui un déficit d’innovation. Le MIT indique que le retour sur investissement de la R&D a diminué en moyenne de 5,3% par an depuis dix ans. C’est pourquoi je pense qu’il nous faut accélérer le rythme d’innovation. Le monde a besoin de plus de disruption. ”
Et en matière de RSE, quelles sont les entreprises qui vous servent d’exemple ?
“D’abord, il faut comprendre que la RSE n’est plus périphérique, elle est au coeur des stratégies de marque. C’est un changement très profond, qui leur profite et les engage. Certaines entreprises sont en train de se mettre en conformité de façon spectaculaire, sans pour autant impacter leurs résultats, à l’image de L’Oréal, qui a annoncé que d’ici à 2025, 100% de ses emballages plastiques seront rechargeables, réutilisables, recyclables ou compostables. Paul Polman, ex-dirigeant d’Unilever, a piloté un groupe dont le cours de bourse a connu une progression de 250% depuis son arrivée. Mais il a décidé de ne plus commenter les résultats financiers devant ses actionnaires, uniquement l’impact en termes de RSE. Aujourd’hui, l’Unilever Sustainable Living Plan (USLP) permet à l’entreprise d’attirer les talents, de retenir les investisseurs et de tirer la croissance vers le haut. On pourrait également développer ce que fait Emmanuel Faber chez Danone ou Marc Benioff chez Salesforce, qui a créé une fondation l’année même de la création de l’entreprise. Son approche “1-1-1”, qui consiste à céder 1% du capital de la société, 1% de sa production et 1% du temps de ses collaborateurs à des projets philanthropiques, a depuis fait des émules dans la Silicon Valley et à travers le monde, 5 000 entreprises ont adopté le modèle 1-1-1. C’est un très bel exemple de disruption. ”
"Il y a des milliers d’innovations très disruptives qui ne détruisent rien et apportent un vrai service ou une importante valeur ajoutée."
À propos, comment définiriez-vous la disruption ?
“ Pour certains, c’est une façon de parler des bouleversements sur des marchés. Pour nous chez TBWA, c’est une méthodologie pour aider nos clients à imaginer des stratégies de rupture. Il y a souvent un malentendu sur la définition de ce terme (que nous avons déposé en 1992) : vouloir être disruptif ne signifie pas détruire le marché ! Il y a des milliers d’innovations très disruptives qui ne détruisent rien et apportent un vrai service ou une importante valeur ajoutée. C’est par exemple le cas de Nespresso, qui n’a pas fait voler en éclat le marché du café mais a plutôt créé un nouveau segment, avec un nouveau positionnement. Il y a 2 types d’innovation : les innovations incrémentales telles que les extensions de gamme ou l’entrée dans un marché adjacent, et les innovations disruptives, qui consistent à inventer un nouveau business model. Les deux, innovation incrémentale et innovation disruptive, sont nécessaires aux entreprises. La disruption implique le plus souvent un saut dans l’inconnu : il s’agit de créer de la valeur en laissant l’intuition s’exprimer. ”
Justement, comment donne-t-on du sens quand on est une marque déjà établie ?
“Il y a deux leviers selon moi. Le premier est le Brand Purpose. Le rôle de la marque est aujourd’hui davantage reconnu. En 2009, une étude a mesuré la valeur cumulée des actifs des 500 plus grandes entreprises américaines. C’est à cette époque que la valeur des actifs immatériels est devenue supérieure à celle des actifs matériels (usines, moyens de production, etc.). De nos jours, ils peuvent représenter jusqu’à 70 à 75% de la valeur de l’entreprise. Parmi ces actifs immatériels, le premier est désormais la marque. Les entreprises souhaitent de plus en plus porter un discours de marque et véhiculer un faisceau de valeurs. D’où le concept de brand purpose. L’entreprise doit avoir une raison d’être qui dépasse le simple objectif de gagner de l’argent. Le rôle des marques est autant de répondre à leurs clients dans leur quête de sens que de leur apporter un service.”
"La disruption implique le plus souvent un saut dans l’inconnu : il s’agit de créer de la valeur en laissant l’intuition s’exprimer."
Et le second levier ?
“L’autre levier, c’est la culture. Aujourd’hui, les entreprises réfléchissent très tôt à comment incorporer la culture dans leur stratégie de développement. Ce qui n’était pas le cas avant - les fondateurs de Michelin ne se sont probablement pas dit qu’ils créaient une “culture d’entreprise” qui perdurerait pendant plus d’un siècle. Maintenant, les grands groupes intègrent cette dimension dès leur création. C’est notamment le cas de Google, dont les 2 fondateurs incarnaient une culture basée sur l’excellence et le partage. La culture est quelque chose de tangible. La Harvard Business Review la définit en 6 critères : vision, valeurs, pratiques, talents, récit, lieu. C’est un moteur de développement qui galvanise et apporte du sens. Les entrepreneurs d’aujourd’hui ont compris que faire partager à tous leurs collaborateurs des valeurs communes est en fait un élément de productivité.”