Yonca Dervişoğlu est directrice du marketing de Google pour la région EMEA. Elle a été l'une des forces motrices de Grow with Google, une initiative qui a formé plus de dix millions de personnes aux compétences digitales et a également cofondé Google Arts & Culture.
Mark Read est PDG de l'agence de publicité américaine WPP, qui emploie environ 107 000 personnes dans 3 000 bureaux à travers 112 pays.
La pandémie ne fait pas seulement changer les choses. Elle accélère les changements déjà amorcés. De nombreux pays dont la France font face à une deuxième vague de confinement. Dans ce moment où l’horizon n’est pas clair, il semble important de faire le point sur ce qui peut attendre les entreprises et les responsables marketing. Mark Read et Yonca Dervişoğlu ont eu l’occasion d’échanger sur l’état du secteur de la publicité et sur la reprise économique, à l'occasion de l'Advertising Week. Voici un résumé de ce dont ils ont parlé.
Réaction des entreprises et des clients face au COVID-19
Mark Read : Nous avons indiqué à nos clients qu'ils avaient intérêt à aborder cette pandémie en trois phases distinctes.
D'abord, la réaction à la crise. Comment trouver les bons messages ? Comment présenter aux consommateurs les mesures prises pour assurer leur sécurité et leur venir en aide ? Avec le reconfinement, nous nous trouvons à nouveau dans cette phase.
Ensuite, la reprise. Comment sortir de cette situation ? Que devons-nous dire aux consommateurs ? Comment leur transmettre ces informations ?
Les acteurs de chaque secteur tentent de réapprendre les règles du marketing.
Enfin, le renouveau. Il s'agit de la phase la plus intéressante. Comment les entreprises comptent-elles vraiment adapter leurs stratégies marketing, changer la façon dont elles interagissent avec les consommateurs, mettent les technologies au centre de leurs processus et vendent leurs produits ou services en ligne ? Les marques cherchent à comprendre la situation et s'ouvrent à de nombreuses innovations. Je pense que les acteurs de chaque secteur tentent de réapprendre les règles du marketing.
Impact du COVID-19 sur le digital
Yonca Dervişoğlu : Le contexte actuel est déroutant. Le Royaume-Uni connaît sa plus grave récession jamais enregistrée, mais l'e-commerce est en hausse. Avant le début de la crise du COVID-19, l'école de ma fille n'envoyait même pas d'e-mails aux parents. Aujourd'hui, les professeurs enseignent en ligne ! Le secteur du digital a fait un bond de cinq ans en cinq mois, en proposant des solutions efficaces à la distanciation. Cette digitalisation a contribué à un changement d’habitude chez les consommateurs : 75 % des consommateurs se sont tournés vers de nouveaux magasins, de nouveaux sites ou de nouvelles marques. 60 % d’entre eux pensent conserver après la pandémie les nouvelles habitudes qu’ils ont prises.
On dit que 66 jours sont nécessaires pour développer une nouvelle habitude. Si l'on se penche sur le cas de l'Asie, où les mesures de confinement s'assouplissent un peu plus, cette tendance est renforcée et se poursuit à la hausse. Les chiffres de l'enseignement en ligne en Chine ont doublé. À Singapour, le nombre de personnes âgées qui font leurs achats en ligne a été multiplié par quatre. Par ailleurs, de nouvelles demandes des consommateurs font apparaître de nouveaux services tels que les visites virtuelles de biens immobiliers ou le "cloud clubbing" (faire la fête en ligne).
Conséquences pour les responsables marketing
Yonca Dervişoğlu : Le digital sera un véritable moteur de la reprise économique. Nous devons tous réfléchir aux conséquences que cela implique à notre niveau. J'en vois trois en particulier. D’abord, les audiences ont amélioré leurs compétences digitales. Nous voyons apparaître des recherches bien plus précises dans de nombreuses catégories de produits ("meilleurs vélos pour les déplacements urbains" ou “meilleur tapis de yoga pour méditer", par exemple).
Le parcours d'achat en ligne des consommateurs compte désormais 140 points de contact en moyenne.
Nous parlons du “messy middle” pour désigner cette étape située entre le moment où une personne décide d'acheter un article et celui où elle procède à l'achat à proprement parler. Cette étape est désormais plus complexe. Le parcours d'achat en ligne des consommateurs compte désormais 140 points de contact en moyenne1. Les responsables marketing doivent, d'une part, faire en sorte que leurs annonces soient diffusées aux moments les plus importants et aider les clients à prendre les bonnes décisions. Avec notre étude "Décodez la prise de décision d’achat", nous avons tenté d’aider les responsables marketing à mieux appréhender cette complexité nouvelle.
Deuxième conséquence : nous allons devoir faire preuve de souplesse et d'adaptation. Pendant le confinement, nous avons diffusé une campagne Chromebook dont les messages étaient adaptés au contexte, tels que “idéal pour les utilisateurs des transports en commun” ou "protection contre les virus". Nos équipes ont utilisé la data pour intégrer rapidement de nouveaux messages, ce qui n'aurait pas été envisageable il y a encore cinq ans.
Pour terminer, nous constatons qu'il est possible d'obtenir un rendement équivalent avec des campagnes axées sur la marque qu'avec des campagnes axées sur les performances. Pour quelqu'un qui est actif dans ce secteur depuis aussi longtemps que moi, c’est un peu comme si j’atteignais le nirvana du marketing.
Les responsables marketing doivent, d'une part, faire en sorte que leurs annonces soient diffusées aux moments les plus importants et, d'autre part, aider les clients à prendre les bonnes décisions pour eux.
Reprise économique et soutien des petites entreprises
Yonca Dervişoğlu : En tant que dirigeants d'entreprise, nous avons le devoir de combler la fracture sociale. Or, cette crise risque d'accentuer l'écart entre les plus nantis et les plus démunis. L'une de mes plus grandes fiertés est d'aider les individus et les petites entreprises à acquérir des compétences. Grow with Google, notre initiative de formation sur le numérique, a été lancée en Europe avant d'être étendue au reste du monde. Celle-ci a permis d'assurer la formation de plus de 70 millions de personnes gratuitement. Lorsque la pandémie a fait son apparition, ces compétences sont devenues encore plus importantes.
Je me souviens d'une histoire en particulier : Janine, propriétaire d'un magasin pour animaux de compagnie en Allemagne, venait de lancer ses activités en ligne juste avant la pandémie. Grâce à Google My Business, elle a pu revoir ses horaires d'ouverture et répondre aux questions fréquentes des clients telles que "Les produits sont-ils disponibles ? Proposez-vous un service de Drive et de vente en ligne ?”. Cette solution lui a permis de renouer le contact avec les clients et d'enregistrer une hausse de 30 % des ventes.
Égalité sociale et inclusion
Mark Read : La mort de George Floyd a fait l'effet d'un signal d'alarme pour tout le monde, tant au niveau de la société que dans le monde de l’entreprise. WPP a consacré 30 millions de dollars à la lutte contre le racisme systémique dans le secteur de la publicité à l'échelle mondiale. Les secteurs de la publicité et des technologies occupent une position unique qui leur permet d'aborder des sujets importants avec le public. Dès lors, en ce qui me concerne, je considère qu'il s'agit de notre responsabilité.
Yonca Dervişoğlu : La diversité et l'inclusion requièrent des changements systémiques. Pour qu'un système change, une action à long terme de la part de tous les acteurs ou presque est nécessaire.
Comme Steve Stoute l'a dit récemment : “Si vous n'êtes pas concerné par le problème, vous ne ferez jamais partie de la solution”. En interne chez Google, nous avons créé des objectifs de diversité, et nous nous efforçons d'améliorer les taux de représentation et de recrutement de candidats issus de groupes traditionnellement sous-représentés à tous les niveaux. Nous avons fait des progrès, mais nous savons que le chemin est long.
À l'échelle mondiale, nous avons consacré 100 millions de dollars au soutien des entrepreneurs noirs. Nous faisons partie des premiers à utiliser le machine learning pour analyser nos annonces et nous assurer que nos créations reflètent la diversité du monde dans lequel nous vivons. Nous avons par ailleurs formé nos agences à ces sujets.
Être optimiste, malgré tout
Mark Read : À la sortie de la pandémie, le public ressentira les choses différemment. Nous allons avoir besoin d'idées de créations véritablement fantastiques pour favoriser l'engagement des clients. Je pense que les acteurs du secteur doivent donc aborder l'avenir de la publicité (et plus largement du marketing) avec un état d'esprit positif.
Yonca Dervişoğlu : Les temps sont durs, mais je suis de nature optimiste. Les résultats d'études Google Trends menées récemment m'encouragent. Le public cherche comment apporter sa pierre à l'édifice. Au Royaume-Uni, le nombre de recherches sur "entreprises détenues par des Noirs" a atteint un niveau record en juin. Par ailleurs, les internautes du monde entier ont effectué des recherches sur "qu'est-ce que la justice raciale", "comment être antiraciste" et "que peuvent faire les Blancs pour la justice raciale"2.
Si nous continuons de nous concentrer sur la façon dont nous pouvons aider les autres, créer une reprise économique inclusive et éliminer le racisme, je sais que le monde sera meilleur qu'auparavant. Et cela me donne de l'espoir.